Peter . Sloterdijk Colère et temps

 

Frankfurt am Mein 2006 Suhrkamp Verlag

 

 

 En ce printemps 2015 Mme.Royal est en colère et Mme.Tubiana aussi. Ca tombe bien pour redonner de l'actualité a notre lecture de Peter Sloterdjik qui date de 2011. On trouvera aussi en note un extrait d'un article de Herve Kempf paru dans la revue Terrain.

 

 

 

En publiant quelque chose sur ce philosophe nous allons être lu de l'Europe entière. La moindre virgule sera décortiquée. C'est pourquoi nous sommes resté très prêt de l'explication de texte. Nous sommes bien loin de pouvoir prendre appui sur une culture générale à la hauteur de celle que Sloterdjik étale pour nous parler de la colère. Tout ce que nous voyons c'est que la lutte contre le réchauffement climatique ne peut pas se faire sans colère.

 

La première ligne de ce livre vous saute aux yeux par son audace éclatante, sonore et de nature à narguer le monde entier. Sloterdijk nargue le monde en lui montrant quelque chose qu’il n’a encore jamais remarqué :

 « La première phrase de la traduction européenne au vers introductif de l’Iliade commence par le mot « colère », aussi fatidique et solennel qu’un appel ne tolérant aucune contradiction. Comme il se doit pour l’objet d’une phrase bien formée, ce substantif est à l’accusatif : « la colère d’Achille, de ce fils de Pelée, chante la nous, déesse… »

 

 

 

 A partir de la . Sloterdijk va se contredire très vite puisque page 19 il écrit déjà qu’on doit « chanter la colère » or c’est très loin d'être ce qu’il va faire de façon continue dans ce livre.

 

P 21 « Le colérique lancé part dans le monde comme le boulet dans la bataille.  L’expression est empruntée a Heinrich Man qui dans l’essai qu’il consacra a Napoléon en 1925 écrivait a propos du Corse fatal Il partit dans le monde comme un boulet dans la bataille ». 

P 74 « l’heure des femmes sur la scène de la vengeance »

suit l’histoire absolument dramatique de Phoolan Devi 1963-2001 députée indienne assassinée en pleine rue. Par contre pour une raison obscure l’auteur ne fait aucun commentaire sur la chasse aux nazis entreprise par Simon Wiesenthal.

 

P 80 « Certains théoriciens de gauche –y compris Walter Benjamin et après lui Toni Negri- ont en effet développé l’idée dangereusement suggestive que pour la majorité des gens vivant sous le capital, l'état d’exception est la normale. Une fois que l’on a fait perdre sa légitimité à l’ordre des choses, les improvisations sont tentantes et parmi elles celle de la brutalité. De la déligitimation politico-morale des situations existantes, il n’y a qu’un pas vers leur déligitimation ontologique ; la force de cette delégitimation prive de toute base non seulement les institutions de l’Ancien Régime mais aussi les legs du passé dans leur ensemble. Une fois que ce moment est venu, ce qu’on appelle l’existant dans son ensemble est livré a la révision, et le cas échéant à la démolition. Dès lors il faudrait interpréter un peu différemment la formule militante de Sartre pour le XX° siècle, « on a raison de se révolter » : celui qui a raison, ce n’est pas celui qui se révolté contre l’ordre existant mais celui qui se venge de lui ».

Le texte est très superficiel et ne se survit a lui même que d’allusion en allusion mais l’auteur s’en tire par une magnifique queue de poisson.

 

P 87 « Dès que les quantités de colère gardées collectivement prennent la forme de provisions, de trésors ou de comptes en banque on est tenté de se demander si les valeurs accumulées de ce type peuvent aussi être utilisées comme des capitaux susceptibles d’être investis. Nous répondrons a cette question plus loin en faisant appel a une nouvelle définition psychopolitique des partis de gauche : de fait ceux ci doivent être conçu comme des banques de la colère qui si elle connaisse leur affaire, font avec les placements de leur client des profits relevant de la politique du pouvoir et de la thymotique ».

 

La encore beaucoup de choses superficielles et à commencer par le fait qu’on ne voit pas pourquoi ça définit les partis politiques de Gauche et non ceux de Droite. Malgré tout la formule des banques de la colère est magnifique et brille comme une perle. Il manque à  Sloterdijk, tout au long de son livre,  une définition et une analyse de la pègre qui pourtant pratique chaque jour la vengeance, la violence et la colère. Pour faire un tableau général de la colère il aurait du définir la pègre et la corruption politique. A ce sujet nous ne pouvons que renvoyer le lecteur a notre étude de Amartya Sen . Quant à Sloterdijk, Il s’approche un peu d'une distinction theorique entre le truand et l'homme politique dans le passage suivant au sujet du concept de Dasein de Heidegger :

 

 

 

P 88 «  On ne peut en aucun cas interpréter le temps existentiel immédiatement comme un être pour la mort, comme le fait Heidegger dans Etre et Temps, dans une interprétation aussi fameuse que précipitée. Le pouvoir-être-entier de l’existence dont se soucie le penseur, ne dépend absolument pas du fait que l’individu pense sa propre mort pour s’assurer qu’il est bien orienté vers quelque chose d’absolument imminent. Le Dasein peut tout aussi bien se repérer sur le fait qu’il parcourt en tant qu’entité entière le trajet allant de la vexation a la vengeance. C’est d’une telle tension vers l’instant décisif que jaillit le temps existentiel –et cette fondation d’un être-vers-l’objectif est plus puissante que toute vague méditation héroïque sur la fin. Le Dasein lorsqu’il se met en fureur, n’a pas la forme d’une avancée vers sa propre mort, mais celle de l’anticipation d’une journée de la colère indispensable. Il faudrait plutôt parler d’une avancée vers la satisfaction. Si on pense depuis ce point au protagoniste de l’Iliade, on voit qu’un être-pour-la-destruction belliqueux lui était devenu une seconde nature. Son départ pour le dernier combat devant les murs de Troie, désigne le début d’une séquence d’actions visant à la disparition du héros. De ce point on peut qualifier de légitime la thèse selon laquelle le Heidegger de l’être-pour-la-mort s’inscrit dans la lignée des européens qui ont porté a travers le temps le travail sur le mythe d’Achille »

 C’est se donner beaucoup de mal pour pas grand chose, Aller d’avant en arrière sans savoir ou s'arrêter. Au début de la citation, la critique de Heidegger distinguant celui qui va mourir de celui qui va simplement se mettre en colère, pourrait être une définition passable de ce qui fait la différence entre l'homme politique et l'homme de la pègre. On pourrait dire que l'homme politique pense à la postérité tandis que les truands ne se soucient que de mourir jeune. Cependant a l'inverse on pourrait tout aussi bien dire que le « dasein » du truand va le conduire de la colere a la vengeance alors que l'homme politique n'utilisera pas la violence pour satisfaire une vengeance personnelle.

 

Ainsi les deux catégories ne sont pas assez bien identifiées pour qu'on puisse les reconnaître. Sloterdijk bien qu'il aime la provocation et qu'il se soit emparé du thème de la colère se retrouve assez vite dans un terrain ou il ne sait pas quoi écrire sinon des choses superficielle parce que la violence qui balaye chaque jour le monde n'a pas forcément une origine collective. Mais bien sur dans ce qu'on pourrait appeler le coup de queue de poisson finale de cet argumentation, - de nouveau très beau-, par lequel Sloterdijk replonge dans la mer les deux interprétations d’Heidegger n’en font plus qu’une et truands et hommes politiques se confondent à nouveau dans les héros de l’histoire.

 

 P 91 : « l'histoire racontée assume alors la mission de rendre compte des actes et des souffrances du collectif déterminant de la colère. Pour le dire pratiquement avec les mots des deux fameux collègeus de 1848, toute l'histoire est l'exploitation des histoires de la colère ».

 

Les deux fameux collègues de 1848 sont bien sur ici Marx et Engels. Mais le lecteur de 2011 s’interrogera plutôt sur le renouvellement de la vague de colère de 1848 dans les pays arabes de l'année 2011. Car encore une fois, Sloterdijk est subjectif. Sa définition conceptuelle de la colère est ,-comme on dirait en termes marxistes -  « au dessus des classes » c’est a dire qu’une vague de colère sert aussi bien l'extrême droite que l'extrême gauche. Il ne s’en cache pas d’ailleurs lorsqu’il retient et cite l’interjection de Heidegger « le monstrueux pouvoir du négatif » !

 

Il  s'est trouvé, qu'au moment même ou nous mettions en ordre ces notes de lecture on a annoncé à la radio que les forces spéciales américaines avaient retrouvé Ben Laden et l’avait fait exécuter par un commando de marine après son arrestation. C’est un cas typique de ceux que distinguent Sloterdijk ou la vengeance l’emporte sur la justice. C’est l’aboutissement du processus de déligitimation qui fait vivre tous les habitants du monde sous la loi de la brutalité enseignée au monde par les pratiques économiques des entreprises. Par ce critère de la colère qui permet à l'auteur de différencier vengeance et justice l'auteur a construit la meilleure grille d'interprétation qu'on puisse imaginer pour condamner l'action américaine au Pakistan. C'est pourquoi ce livre "Colère et Temps " viendra  en exergue chez beaucoup de commentateurs qui chercheront a apprécier de quelle manière a été mis ou non un coup d'arrêt a l'islamisme. Ce que Sloterdijk veut dire d'une part :

 

  • c’est qu’on a le droit de se venger etant donné la déligitimation qui résulte de la période de la domination de la philosophie existentialiste. Ben Laden est cité quelques pages plus loin au milieux des considérations sur la « revanche de Dieu »

  • D'autre part que la vengeance ainsi éffacé la difference qu'il devrait y avoir entre le truand et l'homme politique qui a utilisé lers methodes de la pègre.

 

P 122 « Le militantisme d’ancienne et de nouvelle date, est l’une des clés de la configuration de la colère et du temps, parce que sous ses premières formes, il met en marche l’histoire effective de la mémoire cumulative de la colère. Il fait donc partie de l’histoire originelle de ce que Nietzsche a appelé le « ressentiment ». Celui-ci commence a se former lorsqu’on empêche la colère vengeresse de s’exprimer directement et qu’elle doit emprunter le détoure d’un ajournement, d’une intériorisation, d’une transposition, d’un déplacement. A chaque fois que les sentiments liés au fait d’avoir subi un revers sont sont soumis à la contrainte de l’ajournement, de la censure et de la métaphorisation, se remplissent les entrepôts locaux de la colère dont on ne conserve le contenu que pour le vider plus tard, et le transposer dans l’autre sens. La conservation de la colère place le psychisme du vengeur inhibé devant le défi consistant a associer la retenue de la colère et sa préparation en vue d’une date qui n’a pas été fixée. On ne peut l’obtenir que grâce a une intériorisation qui s’appuie sur des extériorisations réussies. On voit comment cela fonctionne en étudiant la culture de la prière juive postbabylonienne, dans laquelle le désir de vengeance devient une affaire intérieure et pénètre jusque dans le dialogue intime de l’âme avec dieu. Dans le même temps, les modèles de ce type de dialogue s’objectivent dans un recueil de textes et deviennent transmissibles au fil des générations »……

 

« Dans le cas du groupe des psaumes consacrés à l’ennemi et à sa malédiction, on peut parler de la constitution d’un authentique trésor de la colère. Un de la « juste colère du peuple ». Cette sainte fureur dont Jean Paul Marat est un réservoir de valeur qu’on accumule comme un trésor pour pouvoir y avoir recours en temps de pénurie. Y puiser c’est aller chercher la souffrance que l’on a économisé pour la réutiliser aujourd’hui. Lorsque la constitution d’un trésor de ce type remplit sa fonction, on peut réanimer une colère palissant e à partir de l’épargne qu’on en a faite »

 

 

 

Pour l’instant l’auteur fait preuve de prudence. Les trésors de colères s’accumulent en terme de traces dans l'histoire mais pas sous la forme d'un désir de vengeance comme le fut le sionisme après les exterminations de la deuxième guerre mondiale lorsque Simon Wiesenthal était à la poursuite d'Ernst Eichman. Il est dangereux que la violence devienne une « affaire intérieure » par ce qu'on ne sait pas encore si les élucubrations de l’auteur vont déboucher ou non sur de l'antisémitisme. Sloterdijk aurait du lire René Girard et les applications qu’il fait de sa théorie du bouc émissaire parce que en suivant la thymotique de la colère on retombe sur les mêmes épisodes historiques à expliquer.

 

 

 

Plus loin l’auteur aborde la question du socialisme et l’appelle la « thymotisation du prolétariat ». p 186,188, 197, 212, 227-228 mais c’est un peu compliqué parce. Sloterdijk nie complètement l’idée d’une conscience de classe et ne pense pouvoir expliquer le succès de la révolution que par l’idée « de l’émergence du système bancaire non monétaire ». Pas le temps de relever les citations.

 

Nous passons directement a la conclusion :

 

P 252 « S’il fallait exprimer en une phrase la caractéristique forte de la situation psychopolitique actuelle du monde, ce devrait être la suivante : nous sommes entrés dans une ère dépourvue de points de collecte de la colère et porteurs d’une perspective mondiale. Ni au ciel ni sur la terre on ne sait vraiment quoi faire de la « juste colère du peuple »... «  Cette sainte fureur dont jean Paul Marat l’un des terribles et des grands parmi les agitateurs de 1789, avait promis la création d’une nouvelle société, tourne aujourd’hui partout dans le vide. » ….  

 

Ainsi après avoir balayé l'histoire du prolétariat et l'exploitation démagogique de la conscience de classe qui a produit les crimes du stalinisme et du maoïsme l'auteur revient a sa première tentative, la sonnerie de trompette éclatante qui accompagnait la colère d'Achille au début de l'Iliade. Sloterdjik s'est dégagé de l'existentialisme pour trouver en lui une force qui lui est propre.

 

NOTE

 

"L'écologie existe-t-elle ailleurs que dans l'inconscient contemporain ? C'est la question que pose l'intrigant numéro de la revue d'ethnologie Terrain, en consacrant son dossier à "l'imaginaire écologique". Car si l'écologisme semble imprégner maintenant la culture des classes moyennes des pays occidentaux, il échoue à transformer réellement les rapports sociaux.

"C'est de ce constat que sont parties les coordonnatrices du numéro, Vanessa Manceron et Marie Roué, chercheuses : "Quel lien l'écologisme établit entre le réel et le possible, entre le projet et le changement social ?", demandent-elles.

"Au fil des différentes enquêtes, il apparaît que l'imaginaire écologique n'est pas purement fantasmé, mais parvient souvent à s'ancrer dans des pratiques quotidiennes concrètes. Geneviève Pruvost (CNRS) montre ainsi, dans une investigation auprès de jeunes et moins jeunes ménages ayant choisi de s'installer à la campagne dans les Cévennes et en Aveyron, que si l'utopie est moins vive que celle qui a irrigué les communautés fragiles des années 1970, l'ancrage territorial et l'engagement concret sont plus forts chez ces néoruraux écolos : reconversion graduelle à partir d'une situation prospère, choix de l'autonomie et de la sobriété, appropriation de savoir-faire manuels (autoconstruction, maraîchage) participent de choix de vie qui ne prétendent que modestement transformer le monde, mais impliquent intégralement les existences.

CULTIVER SON JARDIN

"La conversion du travail en art de vivre et en action collective visant au "bien-vivre ensemble" constitue la trame des récits de vie qui se donnent à voir comme des expériences à portée de main (...)", écrit Pruvost, qui ajoute que, "comparativement à l'idéal hippie, on voit se dessiner une autre configuration, ancrée dans le couple, centrée sur l'insertion professionnelle, la vie familiale, la construction d'un terrain et la construction d'une maison".

"En somme, l'écologisme aurait choisi de cultiver son jardin faute de pouvoir radicalement bouleverser le monde.

"En ce sens, selon Manceron et Roué, il exprimerait le "dilemme contemporain : comment être à la fois ancré dans un lieu que l'on transforme à son échelle, et être un écocitoyen du monde ; comment simplifier les modes de vie et embrasser la grande complexité planétaire ; comment créer un monde commun en ignorant tout, ou à peu près tout, des mondes sociaux et relationnels dans lesquels vivent les autres humains, parfois ultramobiles, tels les migrants, et de ce qu'ils font avec l'écologie quand ils veulent bien s'en saisir ? C'est peut-être là finalement que se loge la véritable utopie contemporaine : faire du local un modèle de fonctionnement global et faire tenir ensemble les espaces sociaux disparates et cloisonnés qui le composent".

"Mais c'est oublier que l'écologisme est aussi un espace du conflit politique majeur entre deux conceptions du monde, que les anthropologues pourraient saisir à Notre-Dame-des-Landes, dans les "camps action climat", ou dans les luttes où une culture anarchiste et radicale s'hybride avec des militants environnementaux plus classiques. N'y a-t-il pas là un imaginaire moins paisible que celui qu'analyse la revue ? En matière de conflit, Terrain préfère s'interroger sur la contradiction opposant les écologistes luttant contre des projets industriels d'implantation d'éoliennes et les entreprises qui, au nom d'une écologie techniciste, les imposent aux paysages et transforment ce qu'on appelle la nature. C'est esquisser l'idée que, derrière l'écologie, se profile le spectre néolibéral, ou capitaliste, dont l'écologie contemporaine n'a certes pas fini de se déprendre.

Hervé Kempf

"Terrain" N° 60 L'imaginaire écologique Editions de la Maison des sciences de l'homme, 172 p., 20 €.